Gerhard Schröder⚓
Gerhard Schröder (1944-), chancelier de 1998 à 2005
Gerhard Schröder ou l'Allemagne normalisée
En sept ans de règne, le chancelier a trop tergiversé sur les réformes à mener. Son bilan n'en est pas moins positif sur de nombreux points.
Article publié par Arnaud Leparmentier dans Le Monde le 17 septembre 2005.
Au lendemain de son élection à la chancellerie en octobre 1998, Gerhard Schröder sait exactement quelle est sa mission : "Si nous ne réussissons pas à baisser significativement le taux de chômage, nous n'aurons pas mérité d'être réélus et nous ne le serons pas." Sept ans plus tard, c'est l'échec. Le nombre des sans-emploi a dépassé début 2005 les 5 millions, du jamais vu depuis les années 1930. Explication de cette infortune, Gerhard Schröder a gâché son premier mandat : il n'a engagé les réformes de l'Etat social allemand qu'en 2003. Trop tard.
A la veille des élections législatives, le chancelier, âgé de 61 ans, est lâché par son propre camp, la gauche, après des décennies de relations tumultueuses qui ont entravé son action. "Je suis prêt" , proclament pourtant en 1998 les affiches du candidat social-démocrate, qui espère mettre fin aux seize années de règne de Helmut Kohl. En réalité, Gerhard Schröder n'est pas prêt. Pas plus que son pays.
L'Allemagne vit alors une illusion collective. Après le choc de la réunification, elle est persuadée que son modèle d'économie sociale de marché doit simplement être ajusté. En fait, la paisible République de Bonn, avec son niveau de vie sans cesse plus élevé et son filet social généreux, protégée par le bouclier militaire de l'OTAN, a cessé d'exister en 1989 avec la chute du mur de Berlin et la mondialisation. Les Allemands refusent de le voir.
Gerhard Schröder, lui, a pressenti que les règles du jeu avaient changé. Avec son inspirateur Bodo Hombach, il a concocté dès 1997 un programme de réformes, une "troisième voie" allemande, ainsi résumée par le Spiegel : "Contre le luxe de la lenteur" . Mais le Parti social-démocrate (SPD) ne suivra jamais vraiment.
Chouchou des médias, excellent communicateur avec une voix chaude et un regard bleu profond, Gerhard Schröder sait toucher le coeur des téléspectateurs. Il est le candidat du parti, mais par défaut, le seul jugé apte à conquérir l'électorat centriste. Les "camarades" du SPD voient d'ailleurs dans le ministre-président de Basse-Saxe, la fonction qu'il occupe alors le "camarade des patrons" plutôt qu'un des leurs. Ils préféraient le président du parti, le keynésien Oskar Lafontaine, qui mène, en tandem avec Gerhard Schröder, la campagne contre Kohl.
Lorsque le nouvel élu prendra possession de la chancellerie, nul ne saura vraiment si c'est la ligne du "blairiste" Hombach ou celle de son rival Lafontaine, bombardé ministre des finances, qui s'imposera. En quelques mois, les deux camps se sont neutralisés : Oskar Lafontaine claque la porte en mars 1999, Bodo Hombach jette l'éponge en juin. Les recettes blairistes n'ont pas été acceptées par une base qui aurait dû faire les premiers sacrifices. Jamais Schröder ne parviendra à conquérir ce SPD dont il prend alors la présidence.
A première vue, pourtant, avec sa biographie digne d'un roman du XIXe siècle, il a tout d'un social-démocrate. Gerhard n'a jamais connu son père, mort au front en 1944. Il fut élevé par sa mère, femme de ménage, alors que son beau-père était en sanatorium. Dans les années 1970, cheveux longs et pull à col roulé, il milite chez les Jusos, les jeunesses socialistes, et se proclame marxiste. Péché de jeunesse. Gerhard Schröder est d'origine trop modeste pour être reconnu par l'aristocratie ouvrière allemande. C'est un solitaire qui n'a jamais compté que sur lui-même pour s'en sortir. Un esprit libre, trop libre pour le SPD. Il apprend le réalisme économique chez Volkswagen. Au grand dam de son parti, qui le démettra de ses fonctions de porte-parole économique, il déclare en 1995 : "Il ne s'agit pas de faire la différence entre une politique économique social-démocrate et une politique conservatrice, mais entre une politique moderne ou pas."
Dès le début de son mandat, sa volonté de reconnaissance sociale exaspère les siens : il fume le cigare en public, pose dans un magazine de mode en costume Brioni. Surtout, il a l'oeil rivé sur les sondages, hésite sans cesse entre son instinct électoraliste, le réalisme économique et son réel souci des plus démunis. Il n'a pas oublié que sa famille a vécu de l'aide sociale.
Résultat, en 1999 et 2000, il fait dans la demi-mesure, se contente d'une baisse des impôts, d'une réformette des retraites, de coups médiatiques, espérant que la croissance lui épargnera les réformes douloureuses. Il le paiera cruellement quand la bulle de la nouvelle économie éclatera. En 2002, il ne devra sa réélection, in extremis, qu'à son ferme rejet de la guerre en Irak et à sa rapide réaction après les inondations dans l'Est. Le chancelier a su se montrer proche des sinistrés ; son rival Edmund Stoiber, lui, n'avait pas interrompu ses vacances.
Sauvé des eaux, le pragmatique Schröder en tire les leçons. Cette fois, il est décidé à faire de vraies réformes. Le ton est donné en mars 2003, lorsqu'il présente son programme baptisé Agenda 2010 : "Nous allons devoir couper dans les prestations de l'Etat, encourager la responsabilité individuelle et exiger plus d'effort de chacun" , prévient-il. Fin de la gratuité des soins et médicaments, réduction des allocations chômage, facilitation des licenciements : finis les zigzags et les compromis destinés à ne pas trop brusquer l'opinion. Gerhard Schröder agit en chancelier. Pour éviter d'être en première ligne, en mars 2004, alors que bruissent les rumeurs de démission, il abandonne la présidence du SPD à un de ses fidèles. Il résiste aux syndicats qui organisent des manifestations contre ses réformes. Las, l'hémorragie se poursuit. Le parti a perdu 175 000 adhérents depuis son arrivée au pouvoir et enregistre plus de dix défaites électorales régionales. En mai 2005, il perd son fief de Rhénanie-Westphalie.
Sonné, Schröder joue son va-tout. Parce que la droite bloque ses réformes au Bundesrat (Chambre des Länder), parce qu'avec une très courte majorité au Bundestag, il craint d'être poignardé par ses propres troupes, parce qu'il est à la fois las du pouvoir et homme de coups, capable de sentir le vent et de tenter les paris les plus fous, il propose de convoquer de nouvelles élections. Il est seul. Ce séducteur, aussi à l'aise avec les grands patrons qu'avec les petites gens, mais dont le visage se ferme dès qu'il n'est plus en représentation, a peu d'amis. "Je n'en ai pas besoin", aurait-il un jour lâché, selon le Spiegel .
Sa vraie conseillère est sa quatrième épouse, la journaliste Doris Köpf, avec laquelle il a adopté un enfant russe et qu'il a au téléphone à chaque instant. Doris se lance dans les manoeuvres les plus politiciennes. C'est elle qui aurait conseillé la dissolution du Bundestag. Et les coups bas fusent contre l'adversaire de son mari, qui n'a pas d'enfant : "Mme Merkel, de par sa biographie, n'incarne pas les expériences de la plupart des femmes" , ose déclarer Doris à la Zeit .
Après seize années de Kohl, la société allemande s'est encroûtée. Si Schröder n'a pu lancer ses réformes économiques que tardivement, c'est aussi pour cela. Avec lui, c'est la génération 68, celle qui a demandé des comptes aux parents pour leur rôle sous le nazisme, qui surgit au pouvoir. Mais à l'inverse de son chef de la diplomatie, le Vert Joschka Fischer, qui jetait des pavés à Francfort, Gerhard Schröder ne s'est jamais dit "soixante-huitard".
A l'époque, en cours du soir pour devenir avocat, il ne pouvait s'offrir le luxe de faire la révolution. "Pour moi, dira-t-il, les études étaient un privilège incroyable. Je ne me suis pas beaucoup occupé de politique." Il intégrera pourtant, en le tempérant, l'héritage de cette génération enfin réconciliée avec son pays. Contre l'avis de l'opinion, il instillera une dose de droit du sol dans le code de la nationalité et instaurera un pacs à l'allemande.
Comme toute la gauche, dans les années 1980, il manifestait contre le nucléaire. Il conciliera cependant la demande de ses partenaires Verts avec les réalités économiques en taxant modérément l'énergie et en organisant une sortie très progressive du nucléaire.
Jadis Schröder a défendu un avocat accusé de complicité avec la Fraction armée rouge. Au pouvoir, il achèvera de tirer les conséquences de la violence d'une partie de l'extrême gauche des années 1970. Le monopole de la violence appartient à l'Etat. Il convient, dit-il, d'être dur contre le crime et la violence parce que ce sont les petites gens qui en sont les premières victimes... et vulnérables aux sirènes de la droite...
PREMIER chancelier à ne pas avoir connu la guerre, Gerhard Schröder aura aidé l'Allemagne à assumer un passé inassumable. La guerre, pour lui, ce fut d'abord l'absence du père dans "l'après". Il se veut l'homme de la République de Berlin. A ses débuts, il s'agace de la repentance qu'on exige sans cesse de son pays. Il décline l'invitation de Jacques Chirac aux cérémonies du 11 novembre 1998, peste contre l'édification du monument à la mémoire des victimes de la Shoah au coeur de Berlin, et les demandes d'indemnisation des travailleurs forcés dans les camps de concentration et les entreprises allemandes l'énervent. Il traitera plutôt ces dossiers à contrecoeur.
Lors de la conférence de la Shoah à Stockholm, qui réunit en 2000 les grands de ce monde, tous parlent des Autrichiens qui viennent de placer au gouvernement le parti de Jörg Haider. Mais tous pensent aux Allemands. Schröder réalise que dans cette affaire, c'est le regard des autres qui prime. Une rencontre avec une survivante de la Shoah le prend aux tripes. Ainsi approuvera-t-il, contre l'avis de l'opinion allemande et pour éviter une grave crise avec la France, la mise au ban européen de Vienne.
L'explication sur le passé s'est poursuivie, sur les souffrances des Allemands expulsés des territoires de l'Est à la fin de la guerre. La droite bavaroise souffle sur les braises. Gerhard Schröder évite la douteuse assimilation entre morts allemands et victimes des nazis, ce qui fait hurler les Polonais. Le 6 juin 2004, pour la première fois, un chancelier assiste aux commémorations du débarquement en Normandie. L'Allemagne du XXIe siècle fait désormais partie des Alliés.
Gerhard Schröder a bien compris que pour être une nation à part entière, il faut assumer sa part de responsabilités historiques sans se dérober. C'est pourquoi il tiendra à répondre présent lors de la guerre au Kosovo en 1999. Pour la première fois depuis 1945, des soldats allemands participaient à un conflit. Des semaines durant, l'aile gauche du SPD et des Verts le traiteront de "chancelier de la guerre". Sa coalition menacera même de tomber. Il est hanté par l'idée de devoir annoncer la mort d'un soldat allemand, mais il tient bon. Avoir su dire oui lui permet aussi de dire non.
L'occasion viendra avec la crise irakienne. A l'été 2002, il s'affranchit de la tutelle américaine et refuse toute participation allemande à l'intervention contre Saddam Hussein. Question de survie politique : en pleine campagne électorale, le partenaire Vert rejette l'idée même de l'expédition armée. Question d'intuition aussi : Schröder a compris que les vieilles relations transatlantiques sont mortes. Le chancelier enfoncera le clou à Munich en 2005. Il fait lire un discours devant le secrétaire d'Etat américain Donald Rumsfeld qui réclame une redéfinition des relations transatlantiques, et estime que l'OTAN "n'est plus le premier lieu où les partenaires transatlantiques discutent et coordonnent leurs stratégies". Au fil des années, la bête politique est devenue un homme d'Etat.
Les débuts internationaux furent difficiles. Politicien de province, il ne connaissait rien à l'Europe, ne s'y était jamais vraiment intéressé, baragouinait l'anglais et s'agaçait de ne pas comprendre les blagues que se racontaient Clinton et Blair. Mais il s'est imposé, a mené des combats teigneux, pour obtenir par exemple la présidence du FMI, jaloux de voir les Français rafler tous les sièges dans les institutions internationales. La tâche n'est pas achevée. En raison de l'opposition américaine, il n'a pas obtenu la double consécration attendue : un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies et un nombre de voix correspondant à sa population au sein du Conseil des ministres à Bruxelles. Mais là, ce fut à cause des Français, qui ont rejeté la Constitution européenne.
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EXCLUSIF. Gerhard Schröder juge Emmanuel Macron
ENTRETIEN. L'ancien chancelier allemand, artisan de la réforme de l'État providence outre-Rhin, n'a qu'un conseil à donner au président français : « Continuez ! » Propos recueillis par Pascale Hugues, à Berlin
Modifié le 04/03/2020 à 18:01 - Publié le 04/03/2020 à 17:00 | Le Point.fr
Gerhard Schroder, le 27 fevrier, dans son bureau d'ex-chancelier, a Berlin. © Dominik Butzmann/LAIF-RÉA pour "Le Point"
C'est un homme heureux qui nous reçoit dans son bureau d'ex-chancelier sur Unter den Linden, l'adresse la plus prestigieuse de Berlin. Gerhard Schröder vient d'épouser une interprète sud-coréenne – son cinquième mariage – et de fêter son 75e anniversaire à la mairie de Hanovre, la ville où il habite et où se trouve son cabinet d'avocat. Aujourd'hui membre du conseil de surveillance de plusieurs groupes, dont Rosneft, la société pétrolière d'État russe, et Nord Stream, qui gère les gazoducs reliant la Russie à l'Allemagne, il est lié à un homme très puissant, Vladimir Poutine, ce qui lui vaut des critiques dans son pays.
Mais les reproches, le dernier ex-chancelier allemand encore en vie assure ne pas en tenir compte. Tout comme il redit sa fierté d'avoir mis en place son « agenda 2010 », vaste programme de réformes de l'État providence au début des années 2000 et qui lui vaut le surnom d'« ami des patrons ». Battu en 2005 par Angela Merkel, il est convaincu d'avoir été l'artisan de la puissance économique retrouvée de son pays, qui a permis à l'actuelle chancelière de connaître une telle longévité.
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Désormais, c'est sa santé personnelle que Gerhard Schröder choie : sur les conseils de sa nouvelle femme, il a considérablement réduit sa consommation de vin rouge et renoncé aux cigares. Au-dessus de son bureau, ce grand amateur d'art contemporain a suspendu des esquisses de l'artiste allemand Markus Lüpertz. Elles représentent les couleurs qu'il a choisies pour le hall d'entrée de la nouvelle chancellerie à Berlin, dont il fut le premier locataire. Bleu pour l'intelligence, ocre pour la justice, rouge pour la modération, vert pour la sagesse et brun pour la force.
Le Point : Comment jugez-vous les efforts entrepris par Emmanuel Macron pour réformer son pays ?
Gerhard Schröder : Le président Macron, que je n'ai jamais rencontré personnellement, s'est engagé à réformer dans son pays le système des retraites. À l'heure actuelle, c'est bien entendu une excellente idée. On voit d'ailleurs déjà que ses premières réformes ont relancé la croissance en France. Chez nous, en Allemagne, c'est le contraire. Depuis l'Agenda 2010, rien ne bouge plus vraiment.
Vu d'Allemagne le système français des retraites est un édifice complexe engendrant des privilèges absurdes.
G. S. : Le système français est si fragmenté qu'on a du mal à s'y retrouver. Nous avons en Allemagne un seul système de retraite d'État et la possibilité de le compléter par des assurances privées, comme la fameuse Riester-Rente, du nom de mon ministre du Travail de l'époque. Je dois avouer aussi que j'ai du mal à comprendre les privilèges dont bénéficient les cheminots et leur famille en France. Car il ne s'agit pas seulement d'avantages au niveau du montant de la retraite, mais aussi de l'âge de départ. Si les conducteurs de locomotive peuvent partir avant 60 ans, cela présente une grande difficulté pour l'entreprise. Et si, en plus de ça, les membres de leur famille – et cela, quel que soit leur nombre – ont le droit de voyager gratuitement, on aboutit à un système qui pose problème quand il est confronté à la concurrence européenne.
L'âge légal de départ à la retraite doit rester 67 ans.
La retraite à 62 ans...
G. S. : Mais voyons, c'est impossible sans totalement déstabiliser le système. C'est logique. Dans une société vieillissante, même si le taux de natalité de la France est plus élevé que celui de l'Allemagne, la durée du temps passé à la retraite est sensiblement rallongée. Il est donc indispensable de repousser l'âge de départ à la retraite bien au-delà des 62 ans, exception faite de certains cas particuliers. Je ne parle pas là des cheminots ou des postiers ! En revanche, on ne peut pas traiter de la même façon un employé de bureau et un couvreur de plus de 60 ans. En Allemagne, j'ai critiqué le fait que la grande coalition CDU-CSU-SPD dirigée par Angela Merkel ait permis dans certains cas aux salariés qui ont cotisé pendant trente-cinq ans de partir à la retraite sans décote à 63 ans. C'est trop tôt et, à terme, non finançable. L'âge légal de départ à la retraite doit rester 67 ans.
S'il n'y a vraiment pas d'autre solution, le président Macron doit faire passer la réforme sans le vote du Parlement.
La résistance aux réformes est très forte en France. Après des mois de protestation et la quasi-paralysie du pays pendant plusieurs semaines, quelles sont aujourd'hui les options pour Emmanuel Macron ?
G. S. : Si le président Macron ne parvient pas à aller plus loin à cause de l'opposition à laquelle se heurte sa réforme, alors il devra s'interroger : « J'ai fait des concessions, mais maintenant ça suffit, je ne peux plus négocier sinon ma réforme va être vidée de toute sa substance. » Il doit avoir recours à l'article 49.3 de votre Constitution pour faire passer ces réformes si nécessaires à l'intérêt du pays, sans le vote du Parlement. La Constitution donne au président français des pouvoirs et des moyens d'action que les autres dirigeants européens n'ont pas. C'est une bonne idée d'utiliser cet article. Si le président Macron parvient à faire comprendre aux Français que ces réformes sont absolument indispensables, et s'il fait preuve de détermination pour les mettre en place, il aura une chance d'être réélu. Si, par contre, il n'arrive pas à les convaincre, il entrera quand même dans l'Histoire comme quelqu'un qui a bien fait son travail. Parce qu'au fond du fond, la vraie question est de savoir ce que gouverner veut dire dans nos sociétés européennes si riches. Cela ne signifie pas qu'un chancelier ou qu'un président renonce ou refuse de se battre. Non, gouverner ça veut dire qu'on est prêt à risquer de perdre les élections pour le bien de son pays. C'est ce que nous avons fait. Nous étions parfaitement conscients que nous avions peu de chances d'être reconduits au gouvernement.
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Comment expliquez-vous que les présidents français aient tant de mal à réformer leur pays ?
G. S. : Je n'ai travaillé qu'avec un seul président français que j'ai beaucoup apprécié : Jacques Chirac. Ce n'était pas un social-démocrate, mais il avait de l'instinct et savait parler aux « petites gens », pardonnez-moi l'expression. Il était certes paternaliste, mais très à l'écoute de la société française. Pourtant, à l'époque de Jacques Chirac, la nécessité de réformer le pays n'était pas aussi urgente qu'aujourd'hui.
C'est pourtant vous, un chancelier social-démocrate, qui avez réformé l'Allemagne. Les présidents socialistes n'y sont pas parvenus.
Je n'ai jamais compris pourquoi François Hollande n'a pas entrepris de réformes. Dans la dernière phase de son mandat, il savait parfaitement qu'il ne serait pas réélu. Tous les sondages le donnaient perdant. Dans une telle situation, il me semble qu'un homme d'État s'interroge : comme de toute façon je n'ai plus rien à perdre, autant consacrer mon énergie à mettre en œuvre une grande réforme historique. Mais François Hollande n'a pas fait ce choix-là.
En Allemagne, la France est souvent décrite comme un pays de cocagne et les Français comme de grands rêveurs qui refusent de voir la réalité en face et se cramponnent à leurs privilèges.
La France c'est avant tout la France. Un beau pays dans lequel il fait bon vivre. Mais je ne dirais pas un pays de cocagne. Pour vivre, il faut travailler dur en France comme en Allemagne.
Vous pouvez financer la Grèce avec la petite monnaie qui traîne dans votre poche, mais si la France ou l'Italie ne font pas de réformes, elles peuvent mettre en danger l'Union européenne.
En Allemagne, la France a aussi la réputation d'être un pays incapable de se réformer, figé dans des structures d'un autre âge.
G. S. : Je n'adhère pas à cette vision de la France. Je pense que si le président Macron met toute son énergie à faire avancer son projet, les Français vont finir par l'accepter. J'espère qu'il tiendra bon, car une France forte et saine économiquement est dans l'intérêt de l'Allemagne et du reste de l'Europe. L'économie grecque, dont nous avons tant parlé, représente 3 % du PIB de l'Europe. Vous pouvez financer la Grèce avec la petite monnaie qui traîne dans votre poche, mais si la France ou l'Italie ne font pas de réformes, elles peuvent mettre en danger l'Union européenne. La crise grecque était gérable. Une crise similaire en France – Dieu merci, on en est loin – ne serait pas gérable. Une France incapable de se réformer, même si je ne crois pas que ce soit le cas, aurait des conséquences très négatives pour la politique européenne. Car sans la France et l'Allemagne côte à côte, l'Union européenne est difficile à gouverner.
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Vous êtes le chancelier qui est parvenu à faire ce qu'aucun président français n'a réussi jusqu'à présent : réformer son pays. De quoi a-t-on besoin pour mener à bien une telle entreprise ?
G. S. : Il faut avant tout avoir du courage et un projet précis. L'Allemagne avait à l'époque un gros problème de compétitivité. Le journal britannique The Economist l'avait surnommée « l'homme malade de l'Europe ». C'était exagéré, mais pas tout à fait faux. En outre, avec le vieillissement de la population et un taux de natalité extrêmement faible, les systèmes de protection sociale étaient à terme gravement menacés. Nous avons donc dû réagir en réajustant ces systèmes et en restaurant la compétitivité tout en nous engageant à réserver une partie substantielle de notre budget à la recherche et à l'éducation. Nous avons donc dû, comme la France aujourd'hui, revoir notre système de retraite.
Comment la coalition rouge-verte que vous dirigiez à l'époque a-t-elle fait avaler cette pilule amère aux Allemands ?
G. S. : Ce ne fut pas facile. Je savais qu'il y avait de fortes réticences au sein de mon propre parti le SPD et que les syndicats seraient contre. Il ne faut pas oublier qu'avant d'entreprendre ces réformes, nous avions tenté une autre voie de concertation baptisée « Alliance pour le travail ». L'idée était de rassembler autour du gouvernement les syndicats, d'un côté, et les organisations patronales, de l'autre. En nous inspirant du modèle néerlandais, nous voulions trouver un large consensus pour mener à bien ces réformes primordiales. Mais nous avons très vite compris que cette voie-là ne menait à rien. Les syndicats et les organisations patronales ont fait pression sur le gouvernement pour qu'il défende leurs intérêts respectifs, mais les deux camps n'étaient pas prêts à faire des compromis entre eux. L'« Alliance pour le travail » se solda donc par un échec. Nous avons compris alors que le seul moyen d'avancer était que le gouvernement se charge lui-même de faire passer ces réformes, top-down, de haut en bas. Car c'est bien là la mission d'un gouvernement : quand on ne trouve pas de solution consensuelle, il ne faut pas se réfugier dans l'inaction ou laisser tomber son projet, mais au contraire, il faut s'appuyer sur les majorités parlementaires pour le mettre en œuvre. En mars 2003, j'ai présenté l'Agenda 2010 devant le Bundestag.
Les réformes ont fait de l'« homme malade de l'Europe » une femme en pleine santé.
Avez-vous des regrets aujourd'hui ? Vous avez effectivement perdu les élections en 2005 et cédé votre fauteuil de chancelier à Angela Merkel.
G. S. : Pas une seule seconde. L'Allemagne a mis en place des réformes que de nombreux pays européens n'étaient pas prêts à introduire à l'époque. Ces réformes et les concessions faites par les syndicats en matière salariale, en particulier durant la crise financière, ont fait d'un « homme malade » une femme en pleine santé. Car Mme Merkel a beaucoup profité de nos réformes qui ont offert à l'Allemagne une longue période de prospérité. Elle-même le reconnaît d'ailleurs.
Les Allemands ont relativement peu protesté contre l'Agenda 2010. Comment expliquez-vous la mobilisation massive des Français ?
G. S. : Les gens sont aussi descendus dans la rue chez nous, mais pas aussi massivement. Je me souviens qu'à plusieurs reprises – en particulier dans l'ex-Allemagne de l'Est –, les gens ont jeté des cailloux contre ma voiture. Mais il s'agissait d'actes individuels. Les syndicats ont fait front contre notre programme de réformes et je me souviens d'un congrès syndical particulièrement vindicatif où j'ai fini par dire : « C'est nécessaire, nous le ferons et Basta ! » [rires] Cette expression est entrée dans la légende. J'en conviens, ce n'était peut-être pas très élégant, mais c'était indispensable pour montrer notre détermination à mener à bien ces réformes essentielles. Je ne suis pas un spécialiste de la psyché française, mais je crois qu'en France il existe une tradition de la révolte. Prenez les agriculteurs qui ont si souvent perturbé la circulation sur les routes. Les Français sont plus prêts que les Allemands à entrer en confrontation et à descendre dans la rue. Les grandes manifestations en Allemagne ont eu lieu contre le déploiement des missiles à moyenne portée Pershing II au tout début des années 1980. Et certains d'entre nous y ont pris part.
Vous aussi ?
Bien sûr !
La relative paix sociale qui règne en Allemagne a des causes structurelles.
G. S. : C'est vrai, le modèle allemand est plus compatible avec le bon fonctionnement de l'économie. En siégeant au sein des comités d'entreprise, les syndicats influencent la politique de l'entreprise. De plus, le système de cogestion leur permet de participer de près à la gestion de leur entreprise par le biais du conseil de surveillance. Cela contribue à pacifier les relations.
Les syndicats français préfèrent la confrontation au dialogue.
Et quel regard portez-vous sur les syndicats français ?
G. S. : Je ne veux pas donner de conseils, mais je crois que les syndicats français préfèrent la confrontation au dialogue. En Allemagne, la cogestion oblige les syndicats à un dialogue qui se traduit également au niveau politique. Évidemment, il y a aussi des grèves en Allemagne, et même assez fréquemment, mais la constitution des entreprises propose un cadre pour résoudre ces conflits.
La « grande nation » – c'est ainsi que les Allemands appellent la France – est-elle affaiblie ?
G. S. : Mais bien sûr que non. Qu'il y ait des résistances dans la société, cela fait partie du jeu démocratique. Mais que le président et le gouvernement reculent devant ces résistances, je n'appelle pas ça gouverner. Gouverner cela veut dire continuer sur sa lancée et mener à bien son projet. Et même dire : ce qui est important pour la France est plus important que mon avenir politique à moi. Personnellement, je préfère ne pas avoir été réélu parce que j'ai mis en place une réforme qui a profité à mon pays plutôt que de perdre les élections sans vraiment savoir pourquoi.
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Quel conseil donneriez-vous à Emmanuel Macron ?
G. S. : Il n'y a qu'un seul conseil que j'aimerais lui donner : continuez ce que vous avez commencé. Pour le bien de la France et pour le bien de l'Europe. Les propositions du président Macron en matière de politique étrangère et de sécurité sont bonnes – que ce soit le renforcement de la défense européenne, la relation à la Russie. Mais la France ne peut jouer un rôle de leader dans le monde que si sa situation économique est solide. Emmanuel Macron est sur la bonne voie, il est important qu'il aille jusqu'au bout. C'est ce que j'espère. Je ne suis pas Français, mais je suis Européen et la France est trop importante pour l'Europe.
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