Faits de société⚓
Chronique «Miroir d'outre-Rhin» du journal Libération
En Allemagne, costumes de carnaval, racisme et débats
Par Johanna Luyssen, correspondante à Berlin — 4 mars 2020 à 10:10
Au carnaval de Herbstein, le 24 février. Photo Uwe Zucchi. AP
Chronique, sur la vie, la vraie, vue d'Allemagne. Ce voisin qu'on croit connaître très bien mais qu'on comprend si mal. Au menu de cette semaine, un débat qui revient tous les ans au moment du carnaval : le choix des costumes et les clichés racistes qu'ils peuvent véhiculer.
«Le carnaval a-il un problème de racisme ?» se demandait, fin janvier, la chaîne MDR. «Costumes de carnaval : drôle ou raciste ?» s'interrogeait la chaîne bavaroise BR. On ne compte plus les articles sur le sujet en Allemagne, devenu au fil des ans un marronnier de fin d'hiver.
Cette année, les hostilités ont commencé lorsqu'une garderie d'Erfurt, en Thuringe, a demandé aux parents à ce que leurs enfants ne portent pas de costumes le jour du Rosenmontag, le lundi des Roses, précédant le mercredi des Cendres. Interrogé par le tabloïd Bild, le directeur de la garderie a expliqué vouloir «sensibiliser les enfants à des stéréotypes qui peuvent être douloureux, parfois même dégradants pour les personnes concernées». Cette décision a engendré des protestations sur l'air de «C'est la liberté qu'on assassine !». En 2019, c'était une garderie de Hambourg qui avait suscité un émoi similaire pour avoir demandé aux parents de ne pas vêtir leurs enfants en cheikhs ou en «Indiens».
Cette année encore, on s'interroge : ce qu'on appelle un costume d'«Indien» (c'est-à-dire de Native Americans), est-ce raciste ? Cette enseignante d'une école rhénane développe dans Die Tageszeitung la thèse surprenante que «les costumes indiens – comme tous les autres costumes qui font référence à des personnes non blanches – luttent contre le racisme». Elle ajoute : «Un costume d'Indien est une expression de sympathie envers les peuples indigènes opprimés d'Amérique tout en rejetant les actions des Européens blancs. En choisissant un costume à orientation ethnique, les enfants s'engagent avec les personnes qui le portent et leur enlèvent leur aliénation. C'est l'un des fondements du cosmopolitisme et du respect.»
Parmi les premiers concernés, tous ne partagent pas ce point de vue. Une habitante de Cologne, se définissant comme noire, exprime dans une tribune son malaise face aux colliers en os et autres blackfaces. L'une de ses connaissances lui a même dit, «je me suis déguisée en Africaine», détaillant son costume : «J'ai rembourré mes fesses et mes seins et maquillé mes lèvres de façon très exagérée.» L'autrice ajoute : «Quand je m'énerve, on me dit que je suis rabat-joie.»
Elle estime que les choses seraient peut-être différentes si l'Allemagne parlait davantage de son passé colonial, le pays étant relativement peu disert sur ses activités de la fin du XIXe siècle en Namibie ou en Tanzanie. En 2017, plusieurs associations antiracistes ont lancé une campagne intitulée «Je ne suis pas un costume». Aujourd'hui, l'une des organisations impliquées refuse de donner des interviews sur le sujet à la presse car elle estime que le contrecoup a été beaucoup trop violent.
Extrait de la campagne "Je ne suis pas un costume"
Ces débats montrent que le carnaval n'est pas seulement du folklore inoffensif. D'ailleurs, de politique, les chars du défilé du lundi des Roses, à Düsseldorf, ne parlent que de cela : ils mettent en scène, façon satire, Trump et un nez d'éléphant, les patrons du SPD passés a la moulinette de Merkel, ou, comme la semaine dernière, la situation politique en Thuringe avec le bras tendu en salut hitlérien du leader de l'AfD local, Björn Höcke, soutenu par des hommes estampillés CDU et FDP.
...
À lire aussi ► Tous les épisodes de Miroir d'outre-Rhin : https://www.liberation.fr/chronique-vu-d-allemagne,100919
Les fractures territoriales
L'Allemagne aussi fait face au défi des fractures territoriales
A l'occasion de la conférence « Comment réconcilier la France avec ses territoires », organisée par « Le Monde » et le Cercle des économistes le 6 mars, éclairage sur les spécificités outre-Rhin.
Article publié par Thomas Wieder dans Le Monde Horizons, samedi 29 février 2020
Berlin correspondant - Dieter Dzewas ne cherche pas à enjoliver la réalité. Maire de Lüdenscheid, ville située à une petite centaine de kilomètres à l'est de Düsseldorf, dans le nord-ouest de l'Allemagne, cet élu social-démocrate assiste, préoccupé, au déclin démo graphique de sa commune : un peu plus de 72 000 habitants en 2018, soit environ 8 000 de moins qu'au début des années 1990.
Les raisons de cette baisse ? Un solde naturel négatif, « jusqu'à 350 personnes certaines années », explique le maire, qui évoque une natalité en baisse et une mortalité en hausse en raison du vieillissement de la population. Et puis, surtout, ce phénomène qui s'est amplifié ces dernières années : le départ en masse des jeunes adultes, qui s'en vont pour leurs études et qui, la plupart du temps, ne reviendront pas. « Autrefois, les jeunes restaient ici. Parfois, ils revenaient après avoir étudié autre part. Maintenant, c'est fini : une fois qu'ils sont partis à Cologne, Düsseldorf, Munich, Hambourg ou ailleurs, ils ne se réinstallent plus ici. Cela concerne environ 80 % de nos bacheliers », constate-t-il.
Poussée de l'extrême droite
Comparée à d'autres villes allemandes, Lüdenscheid n'est pourtant pas à plaindre. Dans le même Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, il suffit de s'éloigner un peu plus de l'axe Cologne-Düsseldorf-Münster pour trouver des petites villes dont la situation est beaucoup plus préoccupante. A l'instar d'Altena, qui a fait les gros titres en novembre 2017 quand son maire s'est fait agresser au couteau dans un snack par un habitant qui lui reprochait d'avoir accueilli trop de réfugiés : rien qu'en 2017-2019, cette petite ville du Sauerland, région vallonnée de Westphalie, a perdu 6 % de sa population. Un recul cinq fois plus important qu'à Lüdenscheid.
Le creusement des fractures territoriales dans l'ouest de l'Allemagne fait rarement la « une » de la presse nationale. Trente ans après la chute du mur de Berlin, l'enjeu qui domine les discours des responsables de l'Etat fédéral demeure celui de la « réunification » entre l'Est et l'Ouest. La question a pris de plus en plus d'importance ces dernières années, avec la poussée du parti d'extrême droite Alternative pour l'Allemagne (AfD), dont l'enracinement est spectaculaire à l'est de l'ancien rideau de fer : aux législatives de 2017, l'AfD a obtenu 21,9 % en ex-RDA, soit 11,2 points de plus qu'en ex-Allemagne de l'Ouest.
Depuis, le gouvernement fédéral tente de réagir. Dans le « contrat de coalition » signé, en février 2018, par les conservateurs (CDU-CSU) et les sociaux-démocrates (SPD), la situation spécifique de « l'Allemagne de l'Est » (Ostdeutschland) est mentionnée huit fois, contre trois seulement dans le « contrat de coalition » de la législature précédente, qui date de 2013. « Nous considérons les problèmes spécifiques de l'Allemagne de l'Est comme une mission pour l'Allemagne tout entière », peut-on lire dans le préambule de ce document de 174 pages.
Face à des habitants d'ex-RDA dont « une majorité se considère comme des citoyens de seconde classe », comme l'a affirmé la chancelière Angela Merkel lors de la dernière « Journée de l'unité allemande », le 3 octobre 2019, le gouvernement fédéral a lancé plusieurs programmes en direction des « nouveaux Länder », comme on continue de les appeler près de trente ans après la réunification. Rien que pour le Land de Saxe sont prévus la création d'une école de police à Görlitz, ville située sur la frontière polonaise, qui a failli élire le premier maire AfD du pays, en 2019, l'envoi de 500 policiers fédéraux dans l'ensemble du Land ou encore l'installation d'une agence fédérale chargée de la cybersécurité à l'aéroport de Leipzig-Halle.
Le retour de la « Heimat »
« Avec les élections, les disparités territoriales sont redevenues un sujet. Elles étaient sorties de leurs radars, alors même que le problème n'est pas nouveau », observe Steffen Kröhnert, professeur de sociologie à l'université de Coblence, qui date du début des années 2000 le déclin accéléré des villes allemandes petites et moyennes. « Le phénomène est plus récent que dans des pays comme la France, à cause, notamment, d'un tissu plus dense de petites entreprises sur les territoires, mais qui a pris, ces vingt dernières années, une dimension spectaculaire, et pas seulement à l'Est », analyse ce spécialiste des inégalités spatiales et démographiques en Allemagne.
Reste que « si la prise de conscience existe désormais, les effets concrets sont encore minces », estime M. Kröhnert, qui cite comme symptôme l'ajout, depuis 2018, du terme Heimat à l'intitulé officiel du ministère de l'intérieur. Un mot intraduisible en français, aux connotations longtemps réactionnaires, qui signifie le « chez-soi », la « région d'où l'on vient », et charrie des images de petites villes éloignées des grandes métropoles. « Le fait que l'on dise aujourd'hui "ministère fédéral de l'intérieur, de la construction et de la Heimat" est le signe qu'il y a désormais une reconnaissance du problème au niveau de l'Etat fédéral. C'est un premier pas », observe M. Kröhnert.
Le maire de Lüdenscheid constate lui aussi une évolution, au moins dans le discours. « Avec ce retour du vieux mot de Heimat, qui est un symbole, le gouvernement fédéral a pris acte qu'il ne devait pas s'intéresser seulement aux grosses agglomérations », se félicite M. Dzewas. En termes de retombées concrètes pour sa ville, il n'attend toutefois pas grand-chose de cette évolution « Ici, l'Etat fédéral [Bund] peut éventuellement nous aider au niveau des équipements sportifs, mais guère plus », explique le maire, qui fédéralisme oblige attend bien davantage du gouvernement régional pour soutenir les initiatives engagées par sa commune afin de lutter contre l'hémorragie démographique qui la menace.
En tête de ces projets, le développement de l'établissement d'enseignement supérieur de Westphalie du Sud, qui compte actuellement quelque 12 000 étudiants et dont l'une des antennes est à Lüdenscheid le maintien des jeunes sur place étant l'enjeu numéro un identifié par l'élu. Pour cela, il attend « beaucoup plus » du Land lui-même pour dynamiser des équipements déjà existants, notamment dans le domaine culturel, et rendre la ville plus attractive. Selon une projection réalisée en 2012, la ville de Lüdenscheid devrait perdre 8 % de sa population d'ici à 2030, la baisse prévue étant de 2 % sur l'ensemble du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie.
...